Luc Chatel : « Non au suicide collectif de l’industrie automobile »

12 juin 2019 - Autoactu.com : Luc Chatel, que nous avons rencontré au sommet mondial de la mobilité durable organisé par Michelin, Movin’On, estime qu’en l’état la loi d'orientation des mobilités (Lom) ne se donne pas les moyens de réussir la transition énergétique.

Autoactu.com : L’Assemblée examine en ce moment la loi d’orientation des mobilités qui vise, entre autres, l’interdiction des véhicules à énergie fossile en 2040. Quel est votre sentiment sur ce texte ?
Luc Chatel :
Cela fait un moment que les industriels de l’automobile ne discutent plus de la réalité du changement climatique et de la nécessité de transformation. La décarbonisation est le sens de l’histoire. L’objectif est partagé. Les engagements que nous avons pris dans le contrat de filière en sont témoin.
Nous avons dit que l’automobile n’est pas un problème mais porte les solutions de réduction de CO2.
Ce que je vois depuis la signature du contrat de filière est que les choses ont beaucoup avancé. Les investissements réalisés par les constructeurs et les équipementiers dans la batterie, dans l’hydrogène et dans toutes les technologies de substitution représentent plusieurs centaines de milliards d’euros en Europe.
Nous sommes les premiers acteurs de la transition écologique et nous relevons le défi tous les jours. Simplement, l’industrie automobile est un immense paquebot et on ne part pas de zéro. Nous avons  à réussir une transition industrielle – et dans une industrie où les décisions ne se prennent pas en 8 jours. Les choix technologiques qui vont être fait aujourd’hui vont peser sur les 10 prochaines années.On ne peut pas naviguer à vue, on ne peut pas godiller. Un jour on vous dit c’est -37,5% et ensuite on nous dit, finalement c’est zéro énergie carbonée.

Autoactu.com : Que demandez-vous au gouvernement, aux députés ?
Luc Chatel :
Nous demandons de la visibilité dans les règles du jeu parce que la transition industrielle est la condition du succès de la bataille du climat. Je dis : avant d’ajouter des obligations supplémentaires, commençons déjà par se donner les moyens d’atteindre les objectifs fixés au niveau européen.
Il y a un an dans le contrat de filière, nous prenions un engagement très fort de multiplier par cinq le nombre de véhicules électriques à 5 ans. Il y a 6 mois, la règlementation européenne a imposé une réduction des émissions de CO2 de -37,5% en 2030 par rapport à 2021, c’est-à-dire -50% par rapport à aujourd’hui. C’est 59g de CO2/km parcouru à atteindre en 2030 en moyenne pour les véhicules neufs.
Pour y arriver, il faudrait le mix énergétique suivant : un tiers 100% batterie, un tiers d’hybrides rechargeables et un tiers de petites hybridations. Cela représente quasiment 100% de changement par rapport au parc existant. Quelle est l’industrie qui connait la même transformation en moins de 10 ans ?
On l’assume mais on ne veut pas un nouveau changement de règles et d’objectifs. Non au suicide collectif de l’industrie automobile.

Autoactu.com : Quelles seront les conséquences de cette interdiction des véhicules thermiques ?
Luc Chatel :
Attendons le vote. Cette interdiction ne figurait pas dans le projet de loi initial, mais résulte d’un amendement adopté en commission. Que les parlementaires en débattent.
Il y a un moment où il faut clarifier ses priorités, c’est-à-dire le maintien d’investissements et d’emplois dans notre pays. Je rappelle que l’impact de l’accélération de la chute du diesel, c’est déjà une cinquantaine d’entreprise directement impactées et 15 000 emplois menacés dans les cinq ans !
Par ailleurs, interrogeons-nous sur les moyens que nous nous donnons dans le même temps pour accélérer le développement de l’électrique. Il y a une vraie contradiction à envisager interdir les véhicules thermiques en 2040 et ne pas prendre les mesures nécessaires pour généraliser dans les copropriétés l’alimentation des parkings pour les véhicules électriques.

Autoactu.com : Pourtant, le droit à la prise figure dans le texte. Vous pensez que tel qu’il est prévu il n’est pas opérationnel ?
Luc Chatel :
C’est ça. Nous avons demandé un système proche de ce qu’on a eu dans les télécom au moment de la libéralisation du marché de l’accès à Internet : vous habitez une copropriété, vous faites la demande, votre syndic ne doit pas pouvoir vous interdire l’installation d’une prise collective.
On souhaite que l’on généralise dans les copropriétés l’alimentation des parkings pour qu’ensuite chaque copropriétaire en fonction de son besoin puisse dans un délai raisonnable de 3 mois se faire installer une borne.
Aujourd’hui, il n’y a pas ce pré équipement, et celui qui veut installer une borne va devoir suivre un parcours du combattant pour obtenir les autorisations de l’assemblée générale et en plus il va payer la partie collective de l’arrivée de l’électricité sur le parking avant d’installer sa propre borne.
Pour avoir 60% de véhicules électriques ou hybrides rechargeables, il faut être cohérent et il faut qu’on aboutisse à une généralisation du pré équipement d’une façon ou d’une autre.
Avoir des échéances un peu lointaines et des aides d’Etat pour ceux qui se décident vite ce serait cohérent avec le rythme auquel on nous dit d’aller.
Quand on croise les gens qui sont en copropriété et ne peuvent pas à court terme avoir de prises, ceux qui n’ont pas de parking et pour lesquels il n’y a pas de possibilité de rechange sur la voie publique et ceux qui n’ont pas les moyens de s’acheter un véhicule électrique, on ne réussira pas le pari de multiplier les ventes de véhicules électriques à court terme.

Autoactu.com : Cela peut aboutir à une division drastique du marché ?
Luc Chatel :
On prend un risque énorme. Regardez ce qui s’est passé en septembre avec la mise en place des nouvelles normes européennes. Il n’y a pas eu d’anticipation des pouvoirs publics de la grille de malus. L’impact a été immédiat avec un effondrement des ventes. On sait très bien que ce marché est très fragile.
Inscrire dans la loi la fin des véhicules thermiques, par exemple en 2030, c’est fragiliser paradoxalement le développement des véhicules à faible émission. C’est en effet de prendre le risque d mettre un frein aux investissements dans l’hybride rechargeable à partir de maintenant, or on a besoin des hybrides rechargeables pour respecter le niveau d’émissions de CO2 exigé dans les prochaines années. Il faut bien des solutions intermédiaires, à la fois pédagogiques pour le développement de l’électrique et   utiles pour baisser des émissions de CO2.
C’est le paradoxe : si on fixe dans la loi l’interdiction, il n’y aura pas d’investissements dans une technologie qui sera obsolète dans 10 ans. A la fin c’est contre-productif.

Autoactu.com : Pourquoi est-ce que ce débat n’a pas eu lieu il y a 1 an et demi quand Nicolas Hulot l’avait annoncé. Personne ne l’a cru ?
Luc Chatel :
Ce débat est permanent. Mais inscrire telle ou telle disposition dans le marbre de la loi, c’est autre chose. On doit à la fois assumer la mutation liée au changement climatique et à la fois veiller à préserver l’emploi et un fleuron industriel. Pour le coup, il faut faire du « en-même temps ».
J’ai demandé la convocation du comité stratégique de filière le 12 juillet. J’ai demandé que ce soit à Bercy avec le ministre pour évoquer ces sujets. Si à la fin de l’histoire on a transféré 75% de la valeur ajoutée en Chine et que l’on n’a plus d’emploi en France, bravo la mutation technologique.

Autoactu.com : L’amendement prévoit la « fin de la vente des voitures particulières et des véhicules utilitaires légers neufs utilisant des énergies fossiles, d’ici à 2040 ». Qu’est-ce que vous allez pousser comme amendement ?
Luc Chatel
: On considère que la fin des moteurs thermiques sera la conséquence de ce que l’on est en train d’initier. A la fois les engagements pris dans le contrat de filière plus les nouvelles règlementations européennes.
La fin des moteurs thermiques c’est donc une conséquence. Si on en fait un préalable, le risque c’est le désinvestissement de toute une filière et une perte de compétitivité notamment vis-à-vis des Chinois.
Nous voulons réussir à court terme et c’est pourquoi nous interpellons sur la montée en puissance des bornes de recharge et le droit à la prise. Ce n’est pas la peine d’aller se battre sur 2040 si on n’est pas capable de démarrer maintenant. Rien ne serait pire que dans 3 ans on ait tous les véhicules disponibles sur catalogue et que personne ne les achète faute d’infrastructures. La question, c’est celle de la crédibilité des politiques sur lesquelles on s’engage.
Un autre point de très forte préoccupation qui n’est pas du ressort de cette loi mais qui est fondamental pour les engagements que nous prenons, c’est la visibilité sur le dispositif de bonus-malus. Ce n’est vraiment pas le moment de se reposer la question du niveau de soutien au véhicule électrique au moment où il va falloir en vendre.

Autoactu.com : Vous dites que le gouvernement envisagerait de remettre en question le bonus sur les véhicules électriques ?
Luc Chatel :
Aujourd’hui nous avons des inquiétudes sur le montant du bonus pour 2020 et 2021, car nous n’avons aucune visibilité, alors même qu’il y avait là l’un des engagements dde l’Etat dans le contrat de filière. C’est un enjeu énorme. On voit bien que dans les pays qui ont baissé les incitations, immédiatement cela se voit dans les ventes de véhicules. On n’est pas encore à un niveau de maturité suffisant.

Autoactu.com : Que risque-t-il de se passer ?
Luc Chatel :
Dès l’année prochaine, nos constructeurs ont clairement affiché qu’ils ne paieraient pas de pénalités liées au non-respect des objectifs de CO2. Donc ils vont retirer de leur catalogue des véhicules qui se vendent très bien. S’ils n’arrivent pas à vendre des véhicules électriques, cela leur laissera très peu de marges de manœuvre pour continuer à vendre les véhicules thermiques qui se vendent très bien.
Il y a un vrai risque d’une double peine à la fois de ne pas réussir à vendre les véhicules électriques qu’ils vont fabriquer avec des investissements considérables et comme conséquence d’avoir très peu de marges de manœuvre pour vendre les autres modèles. 2020, 2021, sont des années de très fortes incertitudes.
Le vrai sujet est qu’est ce qui est fait pour convaincre et créer les conditions pour que les consommateurs, en fonction de leur usage, décident de basculer vers le véhicule électrique, vers le véhicule hybride.
Le sujet, c’est l’acceptation par les consommateurs. Il faut que les consommateurs achètent. Si les changements sont trop brutaux, les entreprises et les consommateurs ne suivront pas et il y aura des morts.
On n’est pas du tout entendu sur la visibilité de long terme sur les bonus-malus. C’est sûr c’est que si au 1er janvier 2020 alors que c’est l’année où il faut convaincre les gens d’acheter des véhicules électriques on a une baisse du bonus, ce qui à ce stade n’est pas improbable, vu les difficultés de financement de la prime à la conversion, on va dans une approche totalement incompréhensible.
On demande de la cohérence. A partir du moment où la France a plaidé pour aller plus loin que ce que la Commission européenne proposait, très bien mais, loin de tout affichage politique à bon compte, donnons-nous les moyens de réussir.
Propos recueillis par Florence Lagarde